Groupe de personnes débattant

Savoirs des personnes concernées

Olivie Gross

Une montée en généralité des savoirs est nécessaire pour que la participation ait du sens. On ne parle alors plus seulement de soi, mais on utilise des savoirs collectifs qui permettent des prises de position collectives.

Olivia Gross
Docteure en santé publique et membre associée au Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé (LEPS UR 3412)
Liens entre savoirs et pouvoirs

Foucault a démontré les liens entre savoirs et pouvoirs et notamment l’importance des savoirs pour asseoir son pouvoir. Dans cette optique, les savoirs peuvent être distingués entre eux parce qu’ils ne permettent pas les mêmes types de pouvoir. Olivia Gross, présente certains résultats de ses travaux qui porte sur les types de savoirs des patients et les pouvoirs qu’ils confèrent. Promotion Santé Ile-de-France illustre, dans le champ de la promotion de la santé, quels sont les différents savoirs des personnes concernées et dans quels exemples ils peuvent être mobilisés.

Des savoirs expérientiels individuels aux savoirs positionnés collectifs : une montée en généralité des savoirs et pouvoirs des personnes concernées

Les savoirs expérientiels implicites et explicites

Pour les patients, les savoirs expérientiels ou savoirs liés à l’expérience concernent quatre domaines : la vulnérabilité, les savoirs en lien avec le parcours de soin, les savoirs en lien avec la gestion quotidienne de la maladie et les savoirs en lien avec la relation soigné-soignant.
Dans ces trois dernières situations, les patients savent ce qui fonctionne et ne fonctionne pas pour eux.
Pour certains patients, ou certaines personnes, tout ou partie de ces savoirs reste très implicite. C'est-à-dire qu’ils leurs sont utiles pour fonctionner au quotidien. En ce sens ils servent un pouvoir intrapersonnel. Mais les personnes n’ont pas vraiment pris conscience de leur valeur, ni de ce qu’elles savent car elles opèrent par automatisme. En revanche, quand ces mêmes savoirs sont explicites, ils servent un pouvoir interactionnel. La personne va se servir de ses savoirs explicites pour dire, par exemple, à son médecin : « Non, ne me prescrivez pas ce médicament parce que j’ai fait une très mauvaise réaction la dernière fois ». Il influe donc sur les décisions qui la concernent directement, à partir, toujours, de ce qu’elle sait, de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas pour elle. C'est aussi le type de savoirs que vont utiliser les pairs éducateurs dans une démarche d’éducation de leurs pairs. Ils vont utiliser dans leurs savoirs ce qu’ils pensent être utile pour l’autre.
Les savoirs expérientiels s’expriment à la première personne : les personnes parlent d’elles-mêmes.

Dans le champ de la promotion de la santé, les savoirs expérientiels implicites font échos aux savoirs que chaque usagers, habitants ou citoyens mobilise pour lui-même au quotidien. Par exemple, vivre dans son quartier permet à l’habitant de connaitre les lieux de commerce, d’utiliser ou non les services de la ville, d’utiliser le réseau de transport s’il y en a un, etc. Cela peut également faire référence aux relations entre citoyens et élus, bénéficiaires et professionnels des services municipaux, de l’école, etc…

Une des limites des savoirs expérientiels, est qu’il s’agit de savoirs très individu-dépendants : ce qui fonctionne pour une personne peut ne pas fonctionner pour une autre. C’est donc hasardeux de se baser sur ces savoirs-là, à partir de quelques personnes uniquement, pour construire une politique de santé, par exemple. Il faudrait collecter énormément de ces savoirs pour pouvoir dire ce qui fonctionne ou non dans les parcours de soin.
Ainsi, les patients qui deviennent pairs éducateurs ont besoin de développer la subjectivation d’autrui, de laisser une place à l’autre car ce n’est pas parce que quelque chose a fonctionné pour eux que ça va être forcément la solution pour une autre personne.

Dans le champ de la promotion de la santé, certains savoirs implicites deviennent explicites d’eux même. Des personnes décident de partager leurs expériences et expriment leurs savoirs qui en découlent. Mais l’explicitation de ces savoirs implicites peut aussi être organisée au sein de dispositifs tels que les associations de consommateurs, les associations de représentants d’habitants, les conseils citoyens, les forums de ville, les conférences de citoyens, etc.  

Les savoirs situés et positionnés

Les savoirs situés renvoient au fait d’avoir une interprétation de la réalité commune à un groupe social, à partir du fait que cela conditionne un rapport au monde particulier. Pour illustrer cela, on peut imaginer dans le domaine sanitaire, que dans une situation de soin, un directeur d’hôpital sera avant tout vigilant à des enjeux de sécurité et organisationnels, un médecin sera surtout concerné par l’effectivité clinique, le patient concerné sera dans une logique de prise en compte de ses besoins. Les représentants d’usagers seront attentifs au respect de l’autonomie, de la dignité et des droits des malades. Pour avoir une résolution complète de cette situation, on a besoin de toutes ces perspectives.
En fait, deux approches coexistent. La première approche est de type essentialiste. Selon elle, le fait d’avoir une lecture particulière du monde est liée à une condition. Être issu d’un même groupe social suffit pour avoir une perception commune. Ainsi, dans le cadre du féminisme, Donna Haraway a montré que les femmes avaient une autre lecture de la réalité que les hommes et donc qu’être une femme confère des savoirs en tant que femme.
Selon la seconde approche, les savoirs situés ne procèdent pas d’une condition mais d’une construction collective à partir des savoirs expérientiels mis en commun. Cela fait référence au processus de conscientisation décrit par Paolo Freire. Dans ce cas, les savoirs expérientiels ont besoin d’être croisés aux normes, qu’elles soient d’ordre éthique, du droit (droit de l’homme, droit du travail…) de manière à prendre position sur ce qui a été vécu à l’aune de ces normes. L’objectif des savoirs positionnés est d’aboutir à une prise de position collective. Cela permet de passer de : qu’est-ce qui fonctionne et qui ne fonctionne pas ? À : qu’est-ce qui pourrait fonctionner ?
Les savoirs positionnés sont des savoirs solides parce qu’ils sont le fruit d’une élaboration collective. Ils permettent un pouvoir génératif sur les ressources, les idées.
Sur certains sujets en santé, les savoirs positionnés des patients sont très stabilisés. Par exemple dans les pays occidentaux, dans la littérature, tous les patients engagés comme acteurs de santé ont la même vision sur ce que devrait être la relation de soin. Ils veulent que soit développée l’autonomie des patients, que leur dignité soit respectée, que les patients accèdent aux informations de santé en temps réel, que la justice sociale guide les actions réalisées… Donc finalement, tous les patients engagés dans le système de santé, qu’ils aient travaillé ensemble ou pas concrètement dans un endroit physique, quand on les interroge ou quand on les lit, ils ont exactement la même perspective, les mêmes prises de position sur la relation de soins. Ce sont des savoirs universels pour les patients. J’appelle cela : la « perspective patient ».
Sur d’autres sujets, il peut y avoir des désaccords entre les groupes de patients, néanmoins les perspectives sont stabilisées au sein d’un groupe. C’est le cas par exemple dans le cadre de la toxicomanie, certains groupes sont favorables à l’abstinence totale et d’autres sont davantage favorables à la réduction des risques. D’où l’importance de consulter les différentes perspectives en sollicitant des représentants des différentes prises de position.

Dans le champ de la promotion de la santé et plus précisément dans la lutte contre la grande pauvreté et les exclusions, les travaux d’ATD Quart monde sur le Croisement des savoirs et des pratiques© reconnaissent le savoir d’expérience de chaque personne en situation de pauvreté qu’elles ont sur elles-mêmes et leur condition, mais aussi sur le monde environnant qui leur fait vivre ces situations de pauvreté, sur ce qu’il est et sur ce qu’il devrait être pour ne plus exclure les plus faibles. [ATD Quart monde France]. Le mouvement considère ces personnes comme un collectifs d’acteurs indispensables dans une co-production de savoirs pour la transformation sociale, avec d’autres personnes solidaires. Cette élaboration collective mis au regard des droits de l’Homme, conduit au développement de savoirs positionnés. C’est d’ailleurs le fondateur du mouvement, Joseph Wresinski, qui rédige dans son rapport « Grande Pauvreté, Précarité économique et sociale », lequel reconnait la misère comme une violation des droits de l’homme et du citoyen.
C’est le cas également dans un autre registre, par exemple de la convention citoyenne pour le climat. Elle réunit cent cinquante citoyens tirés au sort pour s’informer, partager, débattre et préparer des projets de loi sur l’ensemble des questions relatives aux moyens de lutter contre le changement climatique.

Une montée en généralité des savoirs est nécessaire pour que la participation ait du sens. On ne parle alors plus seulement de soi, mais on utilise des savoirs collectifs qui permettent des prises de position collectives.  

Caractéristiques des savoirs des personnes concernées et leurs liens avec leur pouvoir d’action

Type de savoirs Pouvoir d'agir

Savoirs expérientiels implicites
Savoirs empiriques personnels
Qu’est-ce qui fonctionne et qui ne fonctionne pas pour soi-même ?
Savoirs individu-dépendants
Nécessite parfois une démarche maïeutique pour amener une personne à prendre conscience de ses savoirs

Agir sur les décisions qui concernent la personne directement, à partir de ce qu’elle sait qui fonctionne et qui ne fonctionne pas pour elle-même.
Permet de répondre aux besoins du quotidien
Pouvoir interpersonnel

Savoirs expérientiels explicites
Qu’est-ce qui fonctionne pour moi et qui pourrait fonctionner pour une autre personne ?
Savoirs individu-dépendants

Agir sur les décisions d’autrui,
Agir pour autrui, à partir des savoirs que la personne pense être utiles pour l’autre
Pouvoir interactionnel

Savoirs situés
Savoirs construits collectivement
Qu’est-ce qui pourrait fonctionner ?

Au travers de communautés (associations de représentants d’habitants, d’usagers ou de citoyens, forums, groupes d’entraide...)

Savoirs positionnés
Savoirs construits collectivement et croisés aux normes
Qu’est-ce qui pourrait fonctionner ?

Prendre une position collective
Générer de nouvelles ressources, des nouvelles actions innovantes et correctrices, de nouvelles idées

Source : Réalisé à partir de la publication de Gross O. et Gagnayre R., 2017 et de cet entretien

Deux autres savoirs que peuvent mobiliser ou développer les personnes concernées

En outre, les patients ont accès à des savoirs théoriques ou techniques.

Les savoirs théoriques

Les savoirs théoriques leur sont en effet de plus en plus accessibles via des formations formelles ou informelles. Certaines personnes les mobilisent au point d’avoir un pouvoir génératif sur les connaissances. Elles les mobilisent afin d’identifier de nouvelles questions, produire des enquêtes.

Dans le champ de la promotion de la santé par exemple, L’association Union fédérale des consommateurs – Que choisir (UFC-Que choisir) réunit des bénévoles expert, indépendant, militant et un réseau de plus de 150 associations locales de consommateurs dans l’objectif d’informer, de sensibiliser et de défendre les consommateurs en promouvant, en appuyant et reliant entre elles les actions individuelles ou collectives des consommateurs, pour garantir le respect de leurs droits, la libre expression de leurs opinions et la défense de leurs intérêts individuels et collectifs, résolvant des litiges sur l’ensemble des secteurs (logement, assurances, banque, automobile, internet, téléphonie mobile…) par des enquêtes et des tests, des publications, des combats judiciaires, des actions de lobbying… Les consommateurs impliqués dans l’association deviennent des experts des droits des consommateurs.

Les savoirs techniques

Certaines personnes ont des savoirs techniques. Ces savoirs permettent pour leur part un pouvoir que j’ai qualifié de « poïétique ». C’est-à-dire qu’ils permettent de fabriquer des objets ou des dispositifs que les personnes estiment nécessaires pour répondre à un besoin. Par exemple, de nombreux parents d’enfants handicapés ont fabriqué des appareils du quotidien qui facilitent la vie avec leur enfant handicapé. Certains d’entre eux mettent ces objets à disposition des autres, voire, les commercialisent. Ou encore, des patients développent des applications numériques, d’autres des dispositifs médicaux. Par exemple, récemment, une maman d’enfant autiste a fabriqué et commercialisé une ceinture de sécurité de voiture sur laquelle il est précisé les besoins de son fils en cas d’accident. Il existe de nombreux exemples comme celui-ci.

Dans le champ de la promotion de la santé certains habitants ont par exemple mis leurs savoirs techniques au service d’un jardin partagé. Dans la ville de Paris par exemple, les espaces verts des jardins partagés sont gérés, animés et cultivés par les habitants. Les riverains doivent pour cela se regrouper en association et mettre en commun leurs savoirs faire en matière de culture et de jardinage. Ou encore, il peut s’agir d’une épicerie sociale. C’est le cas à Châteaufort (Yvelines) où des habitants ont créé l’Epi castelfortain, une épicerie locale et participative et partage et mette en commun des techniques et des outils de gestion.

Différentes sources de savoirs qu'il est important de mobiliser lors de l'élaboration et de la mise en œuvre d'un projet en promotion de la santé

Lorsque l’on souhaite travailler avec des personnes, il est important de choisir le profil des participants en fonction de leurs savoirs, des sujets et de la réponse dont on a besoin. En effet, faire participer quelqu’un qui a des savoirs expérientiels implicites dans un comité qui requiert des savoirs théoriques sur la déontologie ou sur le développement d’un médicament n’a pas de sens. Il faudrait dans ce cas faire appel à des personnes ayant des savoirs théoriques dans le domaine ou encore à des personnes ayant les savoirs positionnés d’un collectif, qui savent ce qui est attendu par lui. Sinon, le risque est de favoriser une participation alibi en associant des personnes sans leur donner les moyens d'analyser et de comprendre ce qui se passe.
Finalement, il y a de la place pour chacun, mais pas pour les mêmes tâches. Ce qui permet d’aller vers une participation qui a plus de sens, parce qu’on ne met pas la participation comme objectif premier, mais comme un moyen d’avoir une production intéressante, qui a du sens. Ce n’est pas la participation pour la participation. Tout va dépendre du projet.
Ainsi, quand nous mettons en place un enseignement par et avec les patients à l’université, on se pose ces questions. Les témoignages convoquent des savoirs expérientiels explicites, l’immersion dans des familles : des savoirs expérientiels implicites, l’analyse de situations cliniques : des savoirs situés ou positionnés, un cours magistral à l’université mobilise des savoirs théoriques, etc.

Ressources documentaires

Bibliographie

Bibliographie de l'interview et ressources pour aller plus loin

Groupe de personnes débattant

Dossier Participation des habitants-usagers-citoyens