L’éducation nutritionnelle auprès des publics en situation de grande précarité

Landy Razanamahefa

Je mets beaucoup d’empathie et d’humanité au centre des ateliers, ce qui facilite la réception des messages nutritionnels sans trop d’obstacle ni de culpabilité.

Landy Razanamahefa
Experte indépendante en animation et coordination scientifique, accompagnement et conseil en stratégie en santé publique et nutrition, éducation nutritionnelle et sensibilisation.
Définitions et éléments de contexte

« La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. […]. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » (Définitions contenues dans l’avis adopté par le Conseil économique et social français, notamment reprises par les Nations unies.)

Les études démontrent que les publics en situation de grande précarité ont des habitudes et un rapport à l’alimentation et à l’activité physique très spécifiques. Quelles observations faites-vous précisément sur ces sujets ?

De mon point de vue et selon mon expérience, les populations en grande précarité sont des populations captives vis-à-vis de l’alimentation. Pour celles qui sont accueillies en centre d’hébergement, ils ne mangent que ce qui leur est proposé surtout si le centre n’est pas équipé d’installation adéquate pour faire la cuisine ou garder les denrées. Pour les personnes vivant dans la rue, trouver à manger est un acte de survie. Ces populations, bien que la bonne nutrition ne soit pas toujours leur première préoccupation, ont quand même gardé leurs préférences alimentaires et n’hésitent pas à en parler avec nostalgie.

Si leur rapport avec l’alimentation est déséquilibré compte-tenu du contexte de vie, leur attachement à la culture alimentaire d’origine et les habitudes de leurs familles reste toujours au cœur de leur conversation. L’alimentation est pour eux un critère d’identité entretenant en eux un sentiment d’appartenance à une culture lointaine et oubliée mais qui reste un doux souvenir voire une fierté.

Pour les populations vivant dans la rue, l’éducation nutritionnelle pourrait se résumer à une sensibilisation et presque à un éveil (ou plutôt un « réveil ») au goût pour les saveurs oubliées. La monotonie de leur alimentation (très peu de produits frais, beaucoup de conserves et d’alcool) a fini par modifier leur sensibilité gustative. Bien que remplis de bonne volonté pour goûter aux différentes saveurs lors des ateliers sensoriels, le dégoût et le rejet s’installent très rapidement, probablement du fait du changement radical d’habitudes alimentaires.

Les populations vivant en centre d’hébergement sont plus ouvertes aux conseils nutritionnels. Cependant, l’exercice est délicat à cause de la culpabilisation qui arrive assez rapidement, du fait de « vouloir bien faire mais de ne pas être en capacité de le faire ». Un sentiment de frustration de ne pas pouvoir être « chez soi » est aussi un élément de blocage, pouvant être levé partiellement en orientant le discours vers le futur et surtout le futur « chez soi ».

Concernant la relation santé et nutrition, on observe une prévalence non négligeable de diabète, hypertension, cholestérolémie, syndromes lipidiques, surpoids et obésité… Ces populations sont de ce fait très attentives aux conseils avec une grande soif de comprendre leur maladie, à l’aide d’images et schémas simples voire simplistes, et même si la majorité d’entre eux sont suivis dans le cadre d’un parcours de soin spécifique incluant l’éducation thérapeutique du patient.

En ce qui concerne l’activité physique, la majorité déclare être actif, la marche est la plus souvent pratiquée. Le message de pratiquer de l’activité physique pour se sentir bien dans sa tête revient assez souvent. Aussi chez les femmes, on observe une grande préoccupation pour garder un poids de forme.

Lorsque vous intervenez auprès de ce type de publics, comment prenez-vous en compte ces spécificités dans vos modalités d’intervention ?

Pour ces populations spécifiques, la sensibilisation au fait qu’on peut avoir une alimentation favorable avec un petit budget, est le fil rouge auquel on fait référence sur le long cours. On les aide également à se projeter dans leur vie future en leur montrant quelques trucs et astuces pour avoir une bonne alimentation favorable pour la santé, de bonnes habitudes de vie (activité physique, sommeil...), faire une belle présentation simple et peu couteuse pour leurs futures réceptions (verrines salées et sucrées, brochettes de fruits, assiettes Arcimboldo..) une fois qu’ils seront indépendants dans leur vie future.

Intervenir auprès des publics très précaires est un exercice délicat voire difficile. Il n’y a ainsi jamais d’ateliers « types » même si le programme est prédéfini dès le départ.

Dans le cadre des ateliers menés dans les Centres d’hébergement Emmaüs, tout est question d’adaptation au profil des résidents (exemples : que des femmes, des familles avec enfants en bas âge et adolescents, sans domicile fixe dans la rue, une majorité d’hommes actifs...). Il s’agit également d’une population hétérogène, de par leurs origines et leurs cultures. La barrière de la langue est un réel défi à soulever au quotidien car il arrive que pour un atelier avec 10 personnes, on ait 5 ou 6 nationalités différentes avec des personnes parlant peu ou pas du tout le français. Pour ceux qui comprennent l’anglais, l’atelier se déroule dans les deux langues (en anglais après le français). Pour les autres langues, l’utilisation des images, des gestes et mimes est le meilleur moyen de faire passer, tant bien que mal, le message en cas d’absence de traducteurs dans le groupe.

Dans la pratique, les 6 ateliers s’articulent autour de thématiques complémentaires : un premier atelier d’échanges et de recueil des besoins est suivi de 4 ateliers pratiques au cours desquels sont abordés les repères alimentaires, les pathologies liées à la nutrition. Ce sont aussi des occasions de « faire ensemble et de partager dans une ambiance de convivialité » : des brochettes de fruits, des verrines sucrées, des verrines salées, des assiettes Arcimboldo et en profiter pour rebondir sur les différents messages à faire passer en filigrane. La dernière séance est généralement dédiée au bilan et aux échanges ainsi qu’un petit repas festif ensemble.

Le Programme national nutrition santé (PNNS) a défini une liste de repères nutritionnels. Maintenant que vous intervenez directement auprès des publics en grande précarité, comment intégrez-vous ces repères dans vos messages ?

Les repères nutritionnels ne sont jamais abordés de façon magistrale. Les repères sont abordés de manière interactive. En général, la porte d’entrée est l’identification des différentes catégories de produits. A l’aide d’un paper board, je trace un tableau « vide » avec 9 lignes correspondant aux neuf repères et trois colonnes correspondant à la catégorie d’aliments, la fréquence de consommation selon le repère PNNS. On remplit donc le tableau « ensemble » en invitant chaque participant à citer les catégories d’aliments qu’il mange, qu’il aime, qu’il n’aime pas, qu’il connaît ou pas, etc… et en les classant au fur et à mesure dans le tableau. Une fois les cases « catégories d’aliments et les exemples d’aliments » remplies, je les interroge alors sur la fréquence de consommation. La plupart des participants, grâce aux messages sanitaires sur les publicités, connaissent déjà un peu quelques repères. Le premier repère le plus souvent cité est celui des fruits et légumes, vient ensuite l’activité physique mais aussi le message sur le grignotage. Les autres repères sont un peu confus.

J’explique ensuite l’importance d’avoir des repères en les comparant aux panneaux de signalisation dans les rues pour parvenir à la destination « santé ». Sans que cela soit une obligation, les repères sont là pour indiquer le chemin le plus favorable pour maintenir un bon état de santé. Les dimensions sociales de l’alimentation sont aussi abordées comme le plaisir, le partage, la convivialité. Le but de l’exercice est de pouvoir communiquer sur les repères sans culpabiliser compte-tenu de la fragilité du contexte de vie de ces populations spécifiques.

Pour les interventions auprès des « sans domicile fixe », on ne peut pas aller jusqu’au niveau de détails des repères nutritionnels. La porte d’entrée est souvent les échanges « culturels » : d’où venez-vous ? que mangez-vous dans votre pays ? est-ce que vous aimez ou connaissez tel ou tel plat français ? quel est le plat traditionnel dans vos familles ? que mangez-vous au quotidien ? etc… Et c’est au fur et à mesure des échanges que sont abordées les catégories d’aliments et les repères nutritionnels. Et également lors des ateliers de « re-découverte des goûts et saveurs oubliées », dont l’objectif est avant tout sensoriel. Ces populations se déconcentrent assez rapidement et toute la délicatesse de l’exercice est de maintenir leur attention. La solution que j’ai trouvée est de les faire participer ou presque « les faire animer eux-mêmes » l’atelier, et ensuite rebondir très vite sur ce qu’ils disent pour faire passer les messages nutritionnels et de santé. C’est une méthode qui fonctionne plutôt bien car ce sont des personnes qui aiment bien parler et partager leur expérience.

Il n’y a donc pas de méthode « type » pour faire passer les messages sur les repères nutritionnels, le tout est de s’adapter au cas par cas. Je mets beaucoup d’empathie et d’humanité également au centre des ateliers, ce qui facilite la réception des messages nutritionnels sans trop d’obstacle ni de culpabilité.

Pour finir, et même s’il est peut-être difficile ou peu pertinent d’élaborer des repères nutritionnels spécifiques, toutefois il me semble urgent et primordial d’avoir des supports adaptés à cette petite tranche de la population. Pour faire véhiculer les messages santé nutrition, ils ont besoin de contenus qui soient à leur portée, compréhensibles malgré la barrière de la langue et pratiques compte-tenu de leur contexte de vie.