Tensions entre aspects militants de la participation des HUC et commandes institutionnelles

Anne Laurent

Certes l’implication des usagers est une dimension de nombreuses politiques nationale et/ou locales de santé. Mais quelle est la nature des changements attendus ? S’agit-il de changer les individus ou de changer les conditions dans lesquelles peut s’exercer leur droit à la santé ?

Anne Laurent
Directrice de l'Institut Renaudot
Quelles sont les tensions entre les aspects militants de la participation des HUC et les commandes institutionnelles ?

Cette question est essentielle dans le développement de la participation des habitants usagers citoyens aux projets/politiques de santé. Mais on ne peut y répondre sans interroger d’une part, la nature de la commande institutionnelle et d’autre part, la notion de militantisme et les liens existants ou non, possibles ou non, entre militantisme, démarches communautaires, professionnalisation et financements publics-commande institutionnelle.

Quelle(s) commande(s) institutionnelle(s) ?

La première question qui apparait essentielle réside dans ce qu’attendent les institutions de la participation des usagers ? La participation est un axe structurant d’une démarche de promotion de la santé (a fortiori d’une démarche communautaire en santé). Mais son inscription comme un critère de sélection des projets de la part des institutions est finalement assez récente. Certes l’implication des usagers est une dimension de nombreuses politiques nationale et/ou locales de santé. Mais quelle est la nature des changements attendus ? S’agit-il de changer les individus ou de changer les conditions dans lesquelles peut s’exercer leur droit à la santé ?  Cette ambiguïté crée une des principales tensions relatives à notre objet. L’emploi courant de l’objectif « d’adhésion » aux politiques de santé, assigné aux démarches participatives, illustre cette tension.

Un autre terme vient jeter le trouble : celui « d’opérateur ».  A quoi correspond aujourd’hui cette fonction d’opérateur telle qu’elle est dévolue à de nombreuses associations de promotion de la santé ? Cette désignation laisse-t-elle la place au militantisme dont nous parlerons plus bas ou nous oblige-t-elle à répondre à une commande visant simplement la mise en œuvre des politiques de santé sans capacité/possibilité de les remettre en cause de quelque manière que ce soit ? Sans doute au sein même des structures de promotion de la santé, la position à adopter, le rôle à endosser ne fait pas consensus.

Dès lors, la tension subsiste sur « l’usage » des démarches participatives. Relèvent-elles d’une stratégie visant l’adhésion des populations à des actions, démarches politiques de santé (dépistage, programmes nationaux de santé …) ? Elle n’aurait alors d’autre objectif que de disposer de relais plus « efficaces » pour transmettre des messages ou des informations. Ou relèvent-elles d’une démarche politique visant bien plus que l’adhésion aux politiques de santé et intégrant le développement des capacités individuelles et collectives des HUC à initier des changements au sein des organisations et des conditions dans lesquelles ils vivent ? Quels « risques » ces institutions sont-elles alors prêtes à prendre en inscrivant la participation comme un axe de leur politique en facilitant, de fait, l’empowerment individuel et collectif des personnes ?  Ce qui nous amène au militantisme.

Militant.es ?

Si nous considérons que le « militantisme renvoie à une manière d’être et de faire, à une façon de percevoir la réalité et à certaines dispositions de la personne face à cette réalité qui l’amène à s’engager en faveur d’une cause précise pour défendre les intérêts de collectivités souvent marginalisées », alors nous pouvons admettre que la promotion de la santé, par les objectifs qu’elle poursuit et par les valeurs qu’elle défend : équité, respect des libertés individuelles, solidarités… relève bien d’une action militante. Nous entendons sous le terme « marginalisés » des groupes dont les intérêts sont peu défendus ou « victimes » d’inégalités de quelque nature que ce soit (femmes, personnes en situation de précarité …). 

Le développement des démarches communautaires relève des mêmes formes d’action. Et ce, d’autant plus, que ces démarches visent un objectif de transformation sociale. Un des textes fondateurs des démarches communautaires en santé (DCS) : « Pédagogie des opprimés » de Paolo Freire fait de l’éducation et de la conscientisation les outils de cette transformation. Pour autant, Paolo Freire lui-même a éprouvé des difficultés à inscrire l’éducation populaire dans un cadre institutionnel. S’il s’est affranchi du terme de conscientisation dans les années 80 pour ne pas laisser penser que l’éducation populaire ne serait qu’une stratégie de critique sociale sans volonté de transformation, il s’est aussi heurté aux difficultés liées au manque d’appui politique, et à l’incompatibilité du système économique avec les réformes proposées.

Militantisme et transformation sociale, voilà sans doute l’un des éléments essentiels d’une tension entre démarches participatives et commande institutionnelle. Et au cœur de ces tensions : la lutte contre les inégalités sociales et territoriales de santé. Si la participation est aujourd’hui reconnue dans la littérature comme un levier puissant de réduction de ces inégalités, elle est encore trop souvent « utilisée » exclusivement comme un levier de changement des comportements individuels ; on oublie alors qu’elle est d’abord une condition de l’action efficace sur l’ensemble des déterminants en jeu dans la construction sociale des inégalités de santé. Par conséquent, cela change sensiblement la manière dont on l’envisage.

Par ailleurs, l’étymologie du terme militant renvoie à une métaphore guerrière « milita » et sans doute reste-il quelque chose de cette notion de combat dans nos pratiques mais aussi dans la manière dont nous sommes perçus. Dans notre expérience quotidienne, l’évocation des démarches communautaires en santé renvoie souvent à l’image d’une stratégie s’appuyant exclusivement sur une critique sociale peu constructive, une accumulation de revendications. Dès lors, comment concilier une commande institutionnelle dont l’objectif est le plus souvent le déploiement d’une politique de santé, s’appuyant sur la participation comme facilitant l’adhésion à cette politique, et une démarche militante qui visera plutôt la construction/adaptation/changement de cette politique dans une recherche d’équité, d’adaptation aux besoins de la population…

« Adhérer » à une politique ou la changer ?

On peut illustrer la tension mentionnée ci-dessus par un exemple. Prenons le dépistage. C’est une chose que d’encourager la participation [1]  des usagers à des actions visant l’information sur le dépistage, son fonctionnement, la compréhension des différents examens, s’en est une autre que d’interroger l’adaptation des services, des organisations aux besoins de la population. Plus largement, les différentes lois de santé publique depuis 2002 accordent toutes une place à la démocratie sanitaire, à la place de l’usager, à ses droits. Les plans régionaux de santé intègrent un ou plusieurs axes portant sur la participation des usagers et poursuivent notamment l’objectif de rendre les usagers du système « acteurs de leur santé ». Mais le décryptage des nombreux textes existants montre que le plus souvent, cette participation est centrée sur leurs droits : à l’information, au choix pour eux-mêmes et/ou leurs proches ...

La capacité à être acteur de sa santé relèverait alors de la capacité à comprendre le système, son fonctionnement et les alternatives qu’il propose et à décider pour soi de façon la plus éclairée possible. Certes, les différentes lois ont aussi créé ou modifié les structures collectives de gestion des institutions de santé (ARS, hôpitaux, structures médico-sociales …) en intégrant des représentants des usagers. Les conseils d’administration, les conseils de vie sociale, les conférences régionales de santé… se sont ainsi ouverts à la participation des usagers. Mais ces avancées permettent-elles la transformation du système et des conditions sociales d’existence des citoyens qui déterminent leurs capacités à décider, agir pour leur santé ? Ces nouveaux droits peuvent-ils être exercés par tous ou sont-ils facteurs de nouvelles discriminations notamment « juridiques » telles que les définit Honneth, conduisant à la nécessité de lutter non plus pour ces droits mais pour la capacité à les exercer pleinement.

Pour une association telle que l’Institut Renaudot le positionnement est clair. Les démarches communautaires en santé relèvent d’un projet de société. Elles visent à redonner à chacun la capacité à agir sur sa propre existence individuellement et collectivement. Les DCS intègrent donc forcément un regard critique porté sur les organisations et les politiques et la nécessité de modifier les environnements de vie. Mais elles intègrent aussi la recherche d’alternatives, de solutions.

La co-construction ou est-il possible de faire co-exister changement social et commande institutionnelle ?

Dès lors que les intentions sont claires et que le projet associatif de l’Institut Renaudot est affiché, reste que la conciliation entre la mise en œuvre de ce projet et une dépendance forte aux financements publics et aux commandes institutionnelles oblige parfois à un exercice d’équilibriste. La gestion des tensions évoquées plus haut nécessite de garder sans cesse à l’esprit le fil de notre action. Partager les savoirs et les pouvoirs, développer l’empowerment individuel et collectif, valoriser les savoirs expérientiels tout autant que les savoirs scientifiques et d’experts, promouvoir le changement social pourrait relever d’un vœux pieu, d’une illusion, dès lors que cela s’inscrit dans le cadre d’une commande institutionnelle.

En effet, il peut y avoir quelque chose de totalement contradictoire à vouloir concilier cette commande (un modèle top down) et des démarches participatives (bottum up). Les démarches communautaires en santé sont-elles solubles dans les conventions de partenariat et les financements publics ? Certes, elles ne rentrent que très difficilement dans des appels à projet où objectifs, activités, critères d’évaluation… sont définis à priori alors que l’essence même de la démarche est de les construire ensemble. Mais il existe aujourd’hui une marge de manœuvre, de négociation pour rendre possibles ces projets. De plus en plus, par exemple, ils peuvent s’inscrire dans des financements pluri-annuels. Et il serait inexact de faire des institutions un bloc uniforme et totalement dénué d’engagement ; au niveau local particulièrement, se développent des pratiques sinon de coopération du moins de dialogue.
Compte tenu des tensions et contradictions évoquées plus haut, il serait totalement naïf de penser que la seule « intention » des démarches communautaires suffit à réduire ou à faire disparaitre toute forme d’instrumentalisation, à rééquilibrer les rapports de pouvoir et de domination, à restaurer une égalité des points de vue et des places assignées à chacun, professionnels, HUC…

Mais pourtant, « l’intention » compte. Et c’est sans doute la première condition qui permette le développement des démarches communautaires en santé : être clair sur ses intentions, les exprimer, les rendre lisibles et veiller sans cesse à mesurer et à analyser les écarts entre cette intention et les conditions dans lesquelles elle se concrétise. L’explicitation ne réduit pas forcément les tensions, mais elle permet de les identifier et de ne pas les ignorer. Le principe de co-construction, inhérent aux démarches communautaires en santé permet de créer cette espace d’explicitation mais aussi de réduction des tensions. Cela n’est ni « facile » ni « impossible ».

Cependant, cela nécessite du temps, quelques préalables, quelques essais, quelques erreurs et quelques conditions favorables :
 

  • La clarification de la commande, des attendus et la négociation de ceux-ci

Le développement des démarches communautaires en santé nécessite que les institutions acceptent de financer « une démarche » plutôt qu’un projet dont les objectifs, les actions et les activités sont planifiés à priori. Cela implique de prendre un risque. Notre rôle est alors de minimiser ce risque ou plutôt de l’intégrer. Et surtout de lever l’ambiguïté qui pourrait exister entre co-construction et absence de cadre. La co-construction fait appel à un cadre méthodologique, à des outils, à une expérience, une expertise ; elle s’appuie sur un certain nombre d’étapes visant à créer les conditions d’un dialogue le plus équitable possible entre les participants puis à favoriser le repérage de questions communes et l’élaboration de solutions partagées. Elle nécessite une observation permanente des enjeux, des positionnements et des réajustements réguliers.

Une seconde ambiguïté à lever réside dans la place faite aux usagers. Une phrase souvent entendue : « mais ils ne vont tout de même pas décider ! ». Il est alors particulièrement important de préciser que si « ils vont décider ! » mais pas seuls. Cela implique que les co-décisions sur d’éventuels projets soient reconnues comme légitimes de la part des institutions et que celles-ci s’engagent à en favoriser la mise en œuvre le cas échéant. Il est évidemment inenvisageable d’engager une démarche de cette nature sans l’assurance que les propositions qui émergeront soient soutenues. 
 

  • La formation de TOUS les acteurs impliqués

Il va souvent de soi qu’il est nécessaire de soutenir les HUC et de développer des compétences spécifiques pour qu’ils puissent trouver et prendre leur place dans des démarches communautaires en santé. Il convient d’être vigilant sur les capacités à prendre la parole, maitriser les informations relatives au système de santé… Mais cette montée en compétence doit concerner les professionnels et les institutions aussi !  Une des manières de réduire les tensions existantes et de reconnaitre que les démarches communautaires en santé ne sont familières ni aux usagers, ni aux professionnels et aux institutions. Une chose est de travailler auprès du public, une autre est de mener une réflexion de prendre des décisions avec lui !  Cette prise de conscience s’accompagne. Et elle peut déboucher sur des moments particulièrement structurants d’apprentissage collectif : il est essentiel que chacun connaisse, reconnaisse ce qu’est l’autre, ses contraintes, des attentes, ses objectifs, condition indispensable du faire ensemble.
 

  • Résoudre l’épineuse question du nombre

Une autre des tensions existantes réside dans l’évaluation de la participation. Nous sommes souvent confrontés à des indicateurs d’évaluation à court terme où le nombre de participants/de personnes mobilisées constitue un critère de réussite d’une action. Mais que dit ce nombre des changements produits ? Nous privilégions toujours des critères d’évaluation qualitatifs portant non pas tant sur le nombre de participants que sur ce que notre accompagnement produit en termes de changement individuel et collectif : comment chacun a progressé quant à sa place dans le groupe ? Comment le groupe a-t-il échangé ? Comment l’équilibre des pouvoirs s’est-il organisé ?... Quels changements la démarche a produit, sur les pratiques, les organisations, le rapport au système de soin, la compréhension des enjeux de santé publique/la compréhension de l’expérience des usagers ? Comment évaluer ces changements à très court terme ? Sur ce point aussi il nous est nécessaire de négocier, expliquer, trouver un compromis entre une exigence de mobilisation forte de la part des institutions et un objectif de changement. L’éternel dilemme entre approches quantitatives et qualitatives se pose aussi sur les questions de participation !

Il n’y a pas de conclusion possible à une question telle que celle posée dans ce texte. Conjuguer une dimension militante de notre action et la réponse à des commandes institutionnelles nécessite comme dit en préambule de ne jamais perdre de vue les intentions qui sont les nôtres et notre projet associatif. Oui cette posture peut nous rendre parfois un peu schizophrènes. Oui d’aucun pourrait penser que notre projet associatif est incompatible avec une certaine dépendance-collaboration avec les institutions. Mais il nous paraitrait aussi totalement contre-productif d’adopter une vision manichéenne consistant à imaginer que la seule posture possible est une posture critique, uniquement critique. La collaboration avec les institutions est nécessaire pour mettre en œuvre des politiques de promotion de la santé. Il est indispensable qu’il continue d’exister des espaces intermédiaires, où les oppositions et les enjeux puissent s’exprimer, où les collaborations s’organisent. Ces espaces ne sont dénués ni de tensions, ni de contradictions, ni de jeux de pouvoirs, ni de conflits de valeurs. Mais ils sont aussi des espaces de négociations, d’apprentissage mutuel, de création et de changement. Et ils sont des espaces politiques !

Groupe de personnes débattant

Dossier Participation des habitants-usagers-citoyens

Notes:

  • [1]. On entend ici par participation le fait de les associer à l’élaboration des actions.