Groupe de personnes débattant

La non participation

Patrick Berry

Insister sur cette notion [de non-participation] permet d’avoir accès à des mises en perspective intéressantes et utiles pour les praticiens travaillant dans le champ de la Promotion de la santé, les questions qui se sont posées concernant la « non-participation » étant, encore aujourd’hui, d’une grande actualité.

Patrick Berry
Sociologue et Consultant en Promotion de la santé et Environnement
Parler de non-participation pour construire un dossier concernant la participation semble un peu incongru. En quoi insister sur cette notion est-il essentiel pour progresser dans la réflexion ?

Envisager les problématiques autour de « la participation dans la participation » sous l’angle de la « non-participation » peut paraître incongru à première vue, c’est vrai. Mais, à y regarder de plus près, c’est une perspective déjà ancienne, ainsi qu’une « manière » répandue et classique de réfléchir la « Participation » dans l’ensemble des domaines de l’action publique.

Insister sur cette notion permet d’avoir accès à des mises en perspective intéressantes et utiles pour les praticiens travaillant dans le champ de la Promotion de la santé, les questions qui se sont posées concernant la « non-participation » étant, encore aujourd’hui, d’une grande actualité.

Sans entrer dans une perspective historique trop large, disons que les questions soulevées par la « non-participation » des populations aux instances démocratiques, tout comme aux dispositifs culturels qui lui sont proposés, sont particulièrement saillantes dès la deuxième moitié du 19ème siècle, sous la deuxième république [1] . La question républicaine centrale est alors celle de l’accès à l’éducation et du lien identifié entre « la non-participation » aux dynamiques démocratiques des « masses ouvrières » et leur faible accès à l’éducation. D’une manière très claire se pose ainsi déjà la question, aujourd’hui devenue classique : l’éducation, la formation des populations à la compréhension des enjeux concernant la vie commune ainsi qu’au décryptage des contextes de vie par l’accompagnement d’un tiers peuvent-ils favoriser l’implication citoyenne ? Voilà qui a de nombreux échos aujourd’hui. Tout récemment par exemple, ce débat a été fondamental concernant le processus d’animation de la convention citoyenne sur le climat, dispositif « participatif » s’il en est : comment et par qui éduquer-former aux problématiques environnementales des citoyens tirés au sort afin qu’ils produisent une batterie de propositions systémiques en vue d’un agenda climatique ?

Beaucoup plus récemment, cette question de la « non-participation » ou bien encore de ce que l’on a appelé des « non-publics », s’est posée de manière forte à la suite des évènements de Mai 1968, et tout spécifiquement dans le champ culturel à la suite du Manifeste de Villeurbanne [2]  délibéré collectivement et mis à l’écrit par le philosophe Francis Jeanson. Ce dernier fait dans ce texte le constat de l’échec des politiques publiques « d’aller vers » comme on dit aujourd’hui, et souligne qu’il existe et subsiste des publics exclus de la culture : ceux qui n’y ont pas accès, même lorsqu’on vient vers eux, et ceux qui s’y refusent.

Sous l’influence des travaux philosophiques de F. Jeanson, le Manifeste de Villeurbanne invite à lier les dynamiques de Participation à celle de Politisation des publics, entendue comme moyen de se « choisir des exigences » de vie commune :

« C'est pourquoi tout effort culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu'il ne se proposera pas expressément d'être une entreprise de politisation : c'est-à-dire d'inventer sans relâche, à l'intention de ce non public, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d'impuissance et d'absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont jamais en mesure d'inventer ensemble leur propre humanité. »

Une deuxième question, fondamentalement en lien avec la « Participation », est donc ici celle de la « Politisation », c’est à dire des capacités critiques et réflexives des populations sur leur milieu de vie, sur eux-mêmes, la vie collective et la « communauté de destins » à construire. Jusqu’où va-t-on dans l’autonomisation « des gens » ? Comment dépasser « le sentiment d’impuissance et d’absurdité » dont parle Jeanson, en proposant de réelle dynamique d’Empouvoirement des individus et des collectifs, visant à retisser ou donner du sens au vécu quotidien ?

Retourner vers ses travaux et réflexions, certes dans un champ autre que celui de la Santé, concernant la « non-participation », invite à positionner la participation comme une finalité citoyenne d’émancipation critique, tout comme à substituer le « faire pour » ou « l’aller vers », par le « faire avec ».

Plus récemment encore, la « non-participation » a été étudiée en sciences politiques de même qu’en sociologie en lien avec le vote, quelle que soient les échelles des élections. La non-participation électorale est en effet une problématique démocratique majeure et urgente, en témoigne le taux de participation aux dernières élections municipales. Mais c’est une problématique qui a déjà plus de 30 ans, et dont les facteurs structurels, socio-économiques, culturels, territoriaux etc. sont largement étudiés et renseignés par les sciences sociales. La troisième question essentielle posée par ces études est celle de la complexité et l’intrication des facteurs présidant au choix de « non-participation ». Celle-ci est ainsi analysée comme une décision propre à chaque individu, orientée par de multiples variables mais relevant bien d’une marge de manœuvre que tout à chacun « possède » : celle de ne pas s’impliquer et de donner du sens à cette décision.

D’autres nombreux exemples pourraient encore être donnés concernant des analyses, études, recherches portant sur la « non-participation » et révélateurs d’autant de questions importantes et actuelles : au sein des politiques urbaines, au sein des politiques Jeunesse et d’éducation populaire, concernant aussi la politique de formation professionnelle continue etc. posant à chaque fois des jalons théoriques et pratico-pratiques pour comprendre les leviers de la participation. La santé publique, d’ailleurs elle aussi, s’intéresse à cette non-participation, notamment dans le champ de la prévention secondaire. Les études sont nombreuses sur le non-recours au dépistage des cancers du sein par exemple.

Alors en quoi cette mise en perspective peut-elle être essentielle pour faire progresser la réflexion ?

D’une manière générale, regarder d’autres domaines qui ont réfléchis, et depuis bien longtemps, les dynamiques participatives sous l’angle de cette « non-participation » permet de « sortir du problème » si l’on peut dire. Premièrement parce beaucoup de réponses aux questions concrètes, mais aussi théoriques, que posent la promotion de la santé viennent et viendront d’autres domaines que de la santé publique, même si celle-ci apporte sa contribution. L’expérience montre que de regarder au-delà de l’horizon de la santé est, au-delà de la position de principe, toujours une démarche féconde pour les pratiques de terrain. Deuxièmement parce que lorsqu’on se pose des questions –et la « participation » en pose beaucoup, et non des moindres- une manière d’y répondre est de transformer la question sur laquelle on bute en changeant de perspective : c’est une manière de contourner les choses qui me semble souvent « payante ».

Dans cette perspective, penser la « non-participation » invite en observant en contrepoint, ou bien pour employer la métaphore photographique « en négatif », à changer de posture, à se décentrer de « la participation » en elle-même, à se défocaliser sur ce qui peut être interprété, dans les discours publics et des acteurs de la promotion de la santé, comme l’obsession « d’aller vers » et de « faire participer » les gens dans des projets qu’on leur propose, quasiment déjà ficelés en amont. Face à cela, il s’agit de dire modestement : dans cette logique, où l’on demande l’adhésion des publics à des dispositifs, la non-participation est massive, et inhérente à la vie collective lorsqu’elle ne fait pas sens pour la vie quotidienne. Il ne s’agit plus de lutter « contre » la non-participation, mais de la comprendre et de « faire avec ».

Ainsi, une vertu me semble-t-il de cette posture est, on l’a vu précédemment, qu’elle permet de repositionner les enjeux « de fond » de la Participation. Cela met en exergue d’abord des enjeux politiques, éducatifs et démocratiques, bien avant que cela se traduise par des enjeux techniques et de méthode.

Enfin, d’un point de vue très pratique, cela permet de comprendre les raisons et les soubassements de cette non-participation et d’identifier les freins et les leviers sur lesquels on peut agir ou non pour favoriser au mieux, et si c’est pertinent, la participation.

Vous évoquez le fait que cela peut permettre de lever les freins à la participation, pourriez-vous l'expliquer plus longuement ?

Prendre connaissance des travaux sur la « non-participation » permet, je l’ai dit, d’identifier les facteurs explicatifs à cette non-participation. Bien qu’il faille se défier de tout « mécanisme simpliste » qui voudrait qu’une fois identifiés ces leviers, on puisse agir sur eux de manière rapide et efficace, cela donne pour le moins des pistes d’abord de réflexion puis d’intervention.

A titre d’exemple, nous avions travaillé, avec le bureau d’étude et de recherche environnementale ACTeon sur la non-participation des agriculteurs aux formations professionnelles continues qui leur étaient proposées en vue de changer leurs pratiques et d’évoluer vers une transition agricole [3] . Cela peut paraitre loin de la promotion de la santé... et pourtant cela nous a permis de comprendre la variété des facteurs qui soutiennent la participation à des formations portant sur des changements de pratiques, ce qui ne parait pas sans intérêt et sans lien avec nos préoccupations. Nous avons ainsi pu mettre en évidence, confirmant ainsi des travaux réalisés depuis les années 70 en sociologie par Michel Crozier sur la non-participation des salariés au cercle qualité, que la focale sur la seule motivation des agriculteurs à changer, ou bien que les seules incitations économiques à modifier leurs pratiques n’avaient que peu de poids dans la participation ou la non-participation aux formations. De multiples facteurs soutenant la participation (ou la non-participation) rentrent en jeu, avec une combinaison propre à chacun et faisant système les uns avec les autres, et que l’on peut résumer de la manière suivante :

Des facteurs liés au plaisir d’apprendre La formation est un espace d’apprentissage plaisant en soi, et il y a un plaisir revendiqué à apprendre « pour apprendre ».
Des facteurs socio-affectifs  La formation est un des moyens de rencontrer, de communiquer et d’être dans un jeu social.
Des facteurs hédoniques  L’ambiance est un facteur de plaisir « à être là », simplement, dans l’idée du plaisir au moment T.
Des facteurs économiques Les participants retirent de la formation une valorisation économique, à court ou moyen terme.
Des facteurs prescrits La présence à la formation dépend d’un degré de contraintes hiérarchiques ou de pressions plus ou moins explicites d’amis, de collègues etc.
Des facteurs dérivatifs La présence à la formation permet de ne pas « être ailleurs : c’est un dérivatif permettant d’éviter des situations ou des activités désagréables ou plus contraignantes, ou sans valorisation économique.
Des facteurs professionnels La présence à la formation permet d’acquérir de nouvelles connaissances-compétences.
Des facteurs identitaires La présence à la formation contribue à l’image de soi et à la reconnaissance professionnelle.
Des facteurs vocationnels La présence à la formation contribue à l’orientation professionnelle future des participants.

On perçoit ici les liens que l’on pourrait faire avec la participation ou la non-participation à des dispositifs participatifs en Promotion de la Santé...

S’intéresser, aller interroger les « non-participants », ou le « non public » pour reprendre l’expression de F. Jeanson, invite à se dégager de la focale sur la seule « motivation », mais aussi des caractéristiques socio-économiques des publics, pour se pencher sur les réels leviers de participation vécus, perçus et exprimés par les « gens ». Cela invite aussi à se pencher plus précisément sur la manière dont sont construits, animés et accompagnés les dispositifs de participation.

Au-delà, peut-on parfois reconnaître la non-participation comme un fait positif et/ou à respecter ? Si oui, en quoi ?

D’une part, considérer la non-participation comme un élément positif ou négatif risque de nous entraîner invariablement sur le terrain de la Morale, qui fait de la participation un devoir ou une norme à respecter et la non-participation une faute, ou encore un manquement. On se situerait là dans la vieille tradition paternaliste de la Santé Publique.

Disons plutôt que la non-participation existe de fait et qu’il est intéressant de la comprendre comme tel, à la fois pour mieux développer des dynamiques de promotion de la santé proche des préoccupations quotidiennes des gens, mais surtout pour rejoindre les lieux où il y a « effervescence sociale » et déjà des dynamiques en marche, potentiellement à rejoindre.

D’autre part, il s’agit de considérer que les conduites et les décisions des individus ont et construisent du sens et qu’elles ne sont pas la conséquence, au mieux, de l’irrationalité, au pire de de la bêtise. Le choix et la décision de ne pas participer, quelque en soit ses contraintes, doivent donc être considérés comme « faisant signification » et par conséquent à respecter et à comprendre.

On pourrait rajouter un dernier élément de réponse, de portée plus générale : l’ensemble des problématiques soulevées par la Participation (et la non-participation) vont bien au-delà des questions méthodologiques et sont intrinsèquement liées à la manière dont nous faisons société. Ce ne sont pas des questions « extérieures » à notre façon de vivre collectivement, à la manière dont nous tissons des liens avec nos systèmes de gouvernance, à tout ce qui fait sens dans nos vies. Ainsi nous ne pouvons pas considérer la non-participation comme un phénomène étrange et relevant d’une anomalie. Mais bien plutôt comme un des reflets, ou un des produits de la manière dont nous construisons nos dynamiques de vie communes.

Groupe de personnes débattant

Dossier Participation des habitants-usagers-citoyens

Notes:

  • [1]. La participation : un concept constamment réinventé. Bresson M., 2014
  • [2]. La déclaration de Villeurbanne. Dans l’ouvrage Education populaire : le tournant des années 70. Rauch M.A., 2000
  • [3]. Caractériser les contributeurs VIVEA ne participant pas ou peu aux formations professionnelles continues en Aquitaine, Etude réalisée pour le compte de VIVEA Aquitaine. (Berry P., Hanus A. et Hanus G., 2016)