L’éthique en pratique : quelques notions à partir d’un programme en activité physique adaptée

Jean-Christophe Mino

Une démarche éthique nécessite d’interroger le sens des pratiques, de prendre du recul sur les valeurs en situation et en acte (les siennes et celles des autres), de discuter et de prioriser certaines valeurs selon les buts et les modalités de l’action, et ce faisant de déboucher sur des choix concrets.

Jean-Christophe Mino
Médecin-chercheur

Jean-Christophe Mino est membre du département universitaire « Ethique » de la faculté de médecine de l’université Paris Sorbonne. Responsable de la recherche au sein de l’Institut Siel Bleu. Membre du comité d’experts en prévention et en promotion de la santé de Santé Publique France.

Auteur de plusieurs ouvrages dont :

  • « Le soin : approches contemporaines », Presses Universitaires de France, 2016
  • « Soin du corps, soin de soi. Activité Physique Adaptée en Santé », Presses Universitaires de France, 2018

 

Pourriez-vous nous dire en quoi, dans le champ de la santé, l’éthique intéresse les professionnels de terrain ?

L'éthique est aujourd’hui partout dans la société, et pas seulement dans la recherche en santé avec par exemple les avancées techniques génétiques, les enjeux sociaux de la Procréation Médicalement Assistée ou l’utilisation des algorithmes en médecine. Mais elle est encore dans la politique, les affaires, le journalisme... Dans le champ de la santé une nouvelle discipline, la bioéthique, s'est chargée de ces questions. Elle le fait en restant souvent à un haut niveau d'abstraction. Tandis que peu de travaux abordent ce type de questions à partir de la forme sous laquelle pourtant elles se présentent concrètement sur le terrain.

Selon la sociologue Anne Paillet, à côté d’une "éthique qui se dit", dans les conférences et les colloques de bioéthique, il y a effectivement une "éthique qui se fait". C’est la dimension éthique des pratiques effectives, des décisions concrètes et des dilemmes des professionnels aux prises avec les personnes. Bref il existe une éthique de terrain, pratique et quotidienne. Et le champ de la santé publique et de la promotion de la santé fourmille, lui aussi, de ces questions "éthiques".

Pour simplifier et décrire en quelques lignes ce qu’est une réflexion éthique, il faut garder à l’esprit que nous nous posons régulièrement dans notre vie professionnelle cette question parfois implicite : « dans cette situation que faudrait-il faire pour bien faire ? ». Ou alors c’est parfois que nous ne sommes pas d’accord sur la « bonne » manière de faire. Et ceci non pas parce que nous serions ignorants des outils adéquats (quel est l’état actuel des connaissances ?) ni de comment les utiliser correctement (quelle est la procédure ?).

Cette question sur notre conduite interroge plutôt les finalités (objectifs) et les modalités (moyens) de notre intervention en regard de nos « valeurs » et de celles des autres : collègues, institutions, personnes concernées, entourage. Envisager les problèmes de cette manière, c’est à dire se poser des questions sur les buts et les moyens de ce que nous faisons en regard des valeurs et du sens, pourrait définir ce qu’est une réflexion éthique même si ce n’est pas la seule définition possible.

Y réfléchir n’est pas un exercice purement intellectuel dans le sens où nous sommes tous confrontés concrètement à des problèmes ou des choix de ce type, et que ceux-ci nous engagent dans des actes. Pour ce faire, nul besoin d’être philosophe ou spécialiste de l’éthique. C’est parce que nous exerçons en tant que professionnels, praticiens et responsables de nos pratiques auprès des personnes, que nous nous retrouvons à nous interroger ainsi.

Et qu’en est-il plus précisément et plus concrètement dans le champ de la prévention et de la promotion de la santé ?

Prenons un exemple concret dans le domaine des activités physiques adaptées (APA) pour des personnes sédentaires.

Une action de prévention et promotion de la santé par l’APA est mise en place dans un quartier où vivent de nombreuses personnes de diverses origines et cultures. Assez rapidement les organisateurs se retrouvent face à des problèmes bien concrets : certaines personnes viennent aux ateliers sans habits adaptés (survêtement et chaussures de sport) et parfois même en burqa ou en sari ce qui est tout à fait inadéquat pour les exercices ; quelques-uns ne veulent pas se trouver dans le même atelier que des personnes de sexe opposé ou bien avec des personnes d’origine différente ; d’autres ne souhaitent pas aller à la piscine ; des moqueries peuvent surgir quant à l’apparence physique (maigreur, forte obésité) ou quant à l’habillement de certains participants… Face à ces problèmes, quelle peut être la ligne de conduite des organisateurs ? « Comment faire pour bien faire » ?

En fait ce type de question renvoie aux « valeurs » sous-tendant ce programme, et aux « valeurs » pour les personnes en jeu. Qu’est-ce qu’une « valeur » ? Pour faire simple, une valeur représente ce que nous trouvons important, ce à quoi nous tenons dans notre vie, professionnelle ou personnelle. C’est au sens propre ce que nous valorisons. Une valeur dans un premier sens peut être concrète, que ce soit une chose, une activité (ou comportement), un état du monde ou même quelqu’un. Cette « valeur objet » est quelque chose qui a donc « du prix » à nos yeux et auquel nous attribuons justement « de la valeur ». Nos valeurs sont ainsi très liées à qui nous sommes et à notre manière de vivre. Par exemple, notre famille est une valeur importante pour beaucoup ; autre exemple pouvoir rester actif ou pouvoir vivre chez soi sont des valeurs importantes avec l’avancée en âge.

En un second sens, une valeur renvoie à un principe plus général, c’est la « valeur principe ». Elle constitue ce au nom de quoi l’on juge le monde (en positif ou en négatif) et l’on agit. Ainsi la « fidélité » dans les relations peut être une valeur principe, ou bien la politesse (« civilité ») en société. Les « valeurs principes » donnent du sens à ce que l’on dit ou ce que l’on fait. Elles peuvent être partagées selon les domaines de la vie sociale par un ensemble de personnes. Par exemple dans le champ de la recherche, la communauté scientifique valorise avant tout la connaissance pour la connaissance (l’exhaustivité du savoir) et la vérité (l’exactitude des énoncés). Alors que dans les activités de soin, plutôt que la connaissance et la vérité, le milieu professionnel met en avant, dans ce que l’on dit aux patients, l’utilité pratique et thérapeutique afin de favoriser l’observance ainsi que le maintien d’un bon moral, quitte par « tact » à ne pas tout dire et à taire une partie des informations.

On le voit, si les valeurs (valeurs objets et valeurs principes) nous constituent en tant qu’individu, elles relèvent aussi du collectif en ce sens qu’elles sont partagées et dépendent des groupes auxquels nous appartenons : notre famille, notre profession, notre catégorie socio-économique, notre communauté nationale etc.

Si l’on revient aux problèmes des organisateurs du programme d’APA dont nous avons parlé, quelles sont les « valeurs » en jeu ? Que ces valeurs soient ou individuelles ou collectives, ou des objets ou des principes, ou explicites ou implicites, l’attitude des participants au programme peut se référer à des valeurs religieuses (« l’observance » du croyant envers les commandements qui prescrivent de devoir paraître la tête couverte dans l’espace public), des valeurs sociétales (agir avec « pudeur » dans les relations entre sexes différents, ce qui exclut toute mixité à la piscine ou empêche de mettre un survêtement), des valeurs personnelles ou familiales (désapprouver en se moquant et rejeter le « laisser aller » que révèlerait une obésité, vouloir rester entre participants de la même origine et ne pas « se mélanger » à d’autres par désir de « pureté »). D’autre part face à la multiplicité des valeurs en jeu chez les participants, le programme et les organisateurs promeuvent eux aussi certaines valeurs.

Alors comment les professionnels en prise avec ces différentes valeurs peuvent-ils faire concrètement pour adopter une ligne de conduite ?


Ils peuvent initier une réflexion éthique :

  • Tout d’abord identifier et mettre en exergue leurs propres valeurs en regard de celles des participants ;
  • puis ce faisant en débattre et prioriser les valeurs selon les objectifs et le sens du programme ;
  • enfin, voir comment agir en conséquence.

Ceci demande que les échanges soient respectueux entre les membres de l’équipe, que chacun puisse exprimer son point de vue, surtout lorsque l’on n’est pas d’accord. Sans forcément parvenir à un consensus, il s’agit de se mettre d’accord sur les meilleures manières de faire ou du moins les plus acceptables. Ce que le philosophe allemand Habermas nomme une « éthique de la discussion » doit permettre de débattre de certaines valeurs importantes (pas toutes) en lien avec les moyens et les objectifs de l’intervention. Car dans une société démocratique on ne peut pas imposer par la force ses propres valeurs. Il est nécessaire de s’expliquer, de s’éclairer mutuellement, afin de rechercher un accord et d’aboutir à des « accommodements raisonnables » quitte à faire prévaloir si besoin certaines règles sur d’autres.

C’est ce qui s’est passé dans le cas du programme d’APA. La discussion en équipe a permis de discerner pour les organisateurs que par exemple le financement par les pouvoirs publics place le programme dans une perspective d’intérêt général voire de service public. De ce fait il devait répondre selon eux aux valeurs de cohésion sociale, d’égalité et d’accès pour tous aux services proposés. D’autre part eux-mêmes, en tant que professionnels de santé publique ont pu réaffirmer des valeurs répandues dans le champ de la promotion de la santé, telles l’inclusion et la non-discrimination. Enfin ils ont pu reprendre l’objectif du programme en soulignant que toutes les personnes, et a fortiori mêmes celles désavantagées socialement, devaient bénéficier des connaissances et des activités leur permettant d’être en meilleure santé possible. Et que pour ceci, que le programme avait pour modalité d’augmenter le pouvoir d’agir des personnes. Ceci en adaptant les méthodes et en évitant toute forme de culpabilisation afin de leur permettre de s’approprier l’activité physique.

Ceci dit, après cette réflexion approfondie en équipe, certains choix ont pu être posés afin d’honorer les valeurs suivantes : la garantie d’une cohésion sociale tout en permettant le meilleur accès possible, sans stigmatisation. Voici quelques exemples de ces choix qui représentent des « balises » permettant une ligne de conduite :

  • affirmer le fait que tout un chacun peut être accueilli dans un même atelier et que le respect de l’autre est un principe intangible : si une femme vient en jilbab, elle sera acceptée ;
  • refuser les ateliers séparés hommes - femmes pour des raisons religieuses contraires aux principes républicains ; mais ceci tout en acceptant que si certains exercices nécessitent que hommes et femmes se touchent, chacun puisse ne pas faire ce que lui interdit ses propres valeurs ;
  • réaliser des séances en piscine en deux temps : un temps avec tout public ; un temps uniquement avec les personnes des ateliers sans déroger au principe de la mixité ; mais restreindre les craintes de ce côté ;
  • faciliter le fait que les personnes obèses puissent accepter d’être en maillot de bain devant d’autres et ne pas tolérer les moqueries.

On le voit au travers de cet exemple, une démarche éthique demande de la réflexion mais une réflexion qui soit « pragmatique » c’est-à-dire une pensée souple tout à la fois pratique et raisonnable. Elle n’est pas l’affirmation de principes théoriques et généraux. Elle relève plutôt, face à des problèmes dans un contexte précis, de la nécessité d’interroger le sens des pratiques, de prendre du recul sur les valeurs en situation et en acte (les siennes et celles des autres), de discuter et de prioriser certaines valeurs selon les buts et les modalités de l’action, et ce faisant de déboucher sur des choix concrets.

La réflexion éthique, c’est donc tout le contraire d’un choc des convictions. Elle n’est possible qu’à la condition de laisser la place à l’écoute et à l’échange afin de trouver quelques balises pour sa ligne de conduite. Ainsi, si notre interrogation de départ était « comment faire pour bien faire », on aura compris qu’une telle réflexion consiste plutôt à rechercher, ensemble, comment faire au mieux en regard de nos buts, de nos moyens et de nos valeurs.

Ressources documentaires

Bibliographie

Bibliographie de l'interview et ressources pour aller plus loin

Dossier Nutrition - Alimentation et activité physique